Alain
" Attitudes.
Le plus vulgaire des hommes est un grand artiste dès qu'il mime ses malheurs. S'il a le coeur serré, comme on dit si bien, vous le voyez étrangler encore sa poitrine avec ses bras, et tendre tous ses muscles les uns contre les autres. Dans l'absence de tout ennemi, il serre les dents, arme sa poitrine, et montre le poing au ciel. Et sachez bien que, même si ces gestes perturbateurs ne se produisent pas au-dehors, ils n'en sont pas moins esquissés à l'intérieur du corps immobile, d'où résultent de plus puissants effets encore. On s'étonne quelquefois, quand on ne dort point, de ce que les mêmes pensées, presque toujours désagréables, tournent en rond ; il y a à parier que c'est la mimique esquissée qui les rappelle. Contre tous les maux de l'ordre moral, et aussi bien contre les maladies à leur commencement, il faut assouplissement et gymnastique ; et je crois que presque toujours ce remède suffirait ; mais on n'y pense point. [...]"
" Gymnastique.
Comment expliquer qu'un pianiste, qui croit mourir de peur en entrant sur la scène, soit immédiatement guéri dès qu'il joue ? On dira qu'il ne pense plus alors à avoir peur, et c'est vrai ; mais j'aime mieux réfléchir plus près de la peur elle-même, et comprendre que l'artiste secoue la peur et la défait par ces souples mouvements de doigts. Car, comme tout se tient en notre machine, les doigts ne peuvent être déliés si la poitrine ne l'est aussi ; la souplesse, comme la raideur, envahit tout ; et, dans ce corps bien gouverné, la peur ne peut plus être. Le vrai chant et la vraie éloquence ne rassurent pas moins, par ce travail mesuré qui est alors imposé à tous les muscles. Chose remarquable et trop peu remarquée, ce n'est point la pensée qui nous délivre des passions, mais c'est plutôt l'action qui nous délivre. On ne pense point comme on veut ; mais, quand des actions sont assez familières, quand les muscles sont dressés et assouplis par gymnastique, on agit comme on veut. Dans les moments d'anxiété, n'essayez pas de raisonner, car votre raisonnement se tournera en pointes contre vous-même ; mais plutôt essayez ces élévations et flexions des bras que l'on apprend maintenant dans toutes les écoles ; le résultat vous étonnera. Ainsi le maître de philosophie vous renvoie au maître de gymnastique."
Ibidem, XVII.
Dernière modification : 12/07/2011 : 22:18
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