Michel Serres
Philosophe actuel au propos d'actualité, Michel Serres nous offre dans l'ouvrage Les cinq sens une réflexion riche sur le corps et la perception . Ce n'est pas parce que je pense que je suis mais parce que je m'éprouve comme corps-percevant, corps-souffrant, corps-aimant. Il dessine dans son oeuvre une âme incarnée, tissée d'épaisseur historique, subjective... une âme à strates unifiée par la conscience de soi.
" La peau sur elle-même prend conscience, ainsi sur la muqueuse et la muqueuse sur soi-même. Sans repli, sans contact de soi-même sur soi, il n'y aurait pas vraiment de sens interne, pas de corps propre, moins de cénesthésie, pas vraiment de schéma corporel, nous vivrions sans conscience; lisses, prêts à nous évanouir. [...] p.19
" Nous entendons par la peau et les pieds. Nous entendons par la boîte crânienne, l'abdomen et le thorax. Nous entendons par les muscles, les nerfs et les tendons. Notre corps-boîte tendu de cordes se voile d'un tympan global. Nous vivons dans les bruits et appels, dans les ondes tout autant que dans les espaces, l'organisme s'érige, se creuse, spatial, large pli ou longue ganse, boîte semi-pleine, semi-vide qui leur fait écho. Plongés, noyés, engloutis, ballottés, perdus dans des répercussions et des retentissements infinis et par le corps les comprenant. Quelque fois dissonants, souvent consonants, troublés ou harmonieux. Résonnent en nous une colonne d'air et d'eau et de solides, espace à trois dimensions, tonne, des tissus et la peau, parois ou plaques larges et longues, et des fils courant leur seule dimension, attaches sensible aux ondes graves, comme si nous réunissions en nous oreille et orchestre, caisse ou cymbale, airain vibrant des percussions, instruments à vent et à cordes, trompes, émission et réception. Je suis la maison du son, ouïe et voix tout entier, boîte noire et retentissement, enclume et marteau, grotte à échos, cassette à musique, pavillon, point d'interrogation errant dans l'espace des messages doués ou privés de sens, émergé sur ma propre conque ou noyé sous les vagues des ondes, je ne suis que creux et note, je suis tout entier creux et note mêlés. [...] Le corps se souvient de sa vieille vie aquatique en se dirigeant par automatismes et volonté parmi les ondes. L'humanité par bancs, nage dans ces eaux."
Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, 1985, p.149-150
Dernière modification : 03/03/2013 : 19:28
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